Colonies, Utopies, états généraux du documentaire 2015



L’ADN de Lussas a tout d’une anomalie au regard du génome habituel des festivals. Logé dans un petit village ardéchois, rétif à toute compétition, abritant des spectateurs au profil moins pincé qu’ailleurs, il est aux antipodes de tout les raouts tapissés. Trois éléments de son décor pourraient lui servir d’armoiries : les tentes, les tables et les salles. Les premières s’alignent dans la plus parfaite égalité, à l’encontre de tout partage spatial. Les secondes bourgeonnent un peu partout dans une belle liberté anarchique. Et la disposition des troisièmes optimisent les conditions d’un dialogue fraternel. La République serait peut-être à réinventer dans de telles enclaves utopiques, où la seule loi qui règne est celle de l’exigence du regard.


Une jeunesse allemande, de Jean-Gabriel Périot.

Dans Une jeunesse allemande, Jean-Gabriel Périot retrace l’histoire de la RAF (la Fraction Armée Rouge ou « Groupe Baader-Meinhof »). Cette généalogie du célèbre groupe militant (voire « terroriste ») d’extrême gauche allemand des années 1970 comprend et la période du temps d’avant la constitution du groupe (les mouvement d’étudiant des années 1960) et celle d’après. Périot aborde son sujet via un montage constitué exclusivement d’images d’archive, en se servant, d’une part, d’extraits de films militants réalisés, entre autres, par des membres du groupe (Holger Meins surtout, d’abord étudiant à l’école de cinéma à Berlin, et s’étant de plus en plus radicalisé vers la fin des années 1960) et d’autre part, majoritaires, des images de la télé allemande de l’époque.

Une jeunesse allemande est donc un film de montage. Mais celui-ci ne fait jamais s’affronter les images entre elles pour provoquer des chocs ou des dissociations temporelles ou sémantiques, et se contente de trouver des agencements fluides et un rythme convenant qui les relient de façon homogène et linéaire. Mises à plat de cette façon, elles servent uniquement de porteuses aux discours, aux commentaires oraux qu’elles contiennent : soit une voix off déjà intégrée s’emploie à diriger le spectateur (les reportages télé, les films militants), soit les images hébergent les discours (talk-shows, interviews, films militants). Le film ne tient que par ces paroles qu’il présente une par une, mais qui ne sont pas les siennes, aucune voix off n’ayant été ajoutée. Une jeunesse allemande ne prend jamais parti, ne crée pas de rapports à et n’a rien à dire sur la RAF – il ne fait que répéter ce qui a déjà été dit à son sujet. Ce qui amène deux conséquences.

Premièrement, il semble que Périot ne s’intéresse pas tellement aux propos sur la RAF qu’il a trouvés dans ces archives. Et cela a un drôle d’effet : son film ressemble plutôt (du moins pour une oreille allemande) à un examen du son, du timbre de la langue allemande des années 1970, avec son caractère dur, littéraire, précis, sévère – cette façon de prononcer et d’articuler avec une exactitude écrasante. Il suffit de regarder les débats télévisées avec Ulrike Meinhof alors qu’elle était encore éditorialiste au magazine de gauche Konkret. La bataille n’est pas seulement entre une marxiste et des réactionnaires (mâles, vieux, méchants), mais surtout entre des mitrailleuses rhétoriques tirants leurs balles langagières avec une précision absolue ; bataille dont l’intérêt réside moins dans les partis pris idéologiques que dans la façon dont ils sont articulés, prononcés.

Deuxième conséquence : si le film est bien l’examen de l’allemand des années 1970, c’est aussi l’examen de la langue du téléspectateur allemand d’antan, de son commentaire, de son jugement sur ce qu’il voit. Si Périot présente les images dans un chronologie linéaire identique à celle dans laquelle elles étaient vues à l’époque à la télé, c’est aussi pour évoquer ce spectateur à qui ces images et ces commentaires in ou off étaient adressés. En prêtant l’oreille aux voix off qui commentent les images, aux modérateurs des infos ou au chancelier Helmut Schmitt condamnant le détournement d’un avion Lufthansa en 1977, on peut presque entendre les paroles indignées du petit bourgeois allemand devant son poste de télé. Par contre, le spectateur d’aujourd’hui revoit ce qui a déjà été vu, juge ce qui a été déjà jugé et, par conséquent, aura déjà jugé lui-même sur le jugement des spectateurs d’antan (ses commentaires, ses paroles devant ces images). Le fait nu que « ça » a déjà été vu permet donc une « révision ». Mais celle-ci propose la pure possibilité de commenter autrement, de changer de discours sur les images, sans que Périot suggère à quoi ce changement - cette révision - pourrait ressembler. Que faire aujourd’hui devant le discours officiel des allemands post-nazis qui se défendent contre les terroristes dont la lutte anticapitaliste leur fait penser aux Nazis (discours de la télé) ? Ou devant les films militants de Meins et compagnie dont le pathos révolutionnaire et la verve dénonciatrice les poussent jusqu’aux chiottes où l’on se torche avec un poster de Che Guevara ? On sent qu’il s’agit peut-être moins d’une révision politique, mais tout simplement drolatique : à Lussas, la salle a beaucoup ri devant les mitrailleuses rhétoriques que Périot a sauvé de leur silence. C’est peut-être aussi un peu la limite de son entreprise.

 

Débordements
22 septembre 2015
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